lundi 22 novembre 2021

La femme en or

Je suis une femme qui a tout reçu 

Et une femme qui a tout perdu

J'ai grandi par ici

Dans un si joli pays

J'avais une famille unie

Et de bien beaux habits


J' ai commencé à danser

Dès que je suis née

J'avais cela en moi

Comme un feu qui rougeoie

J'ai travaillé mes pas

J'ai étiré mes bras


Je suis née pour enseigner

Je suis née pour partager

J'ai parcouru les scènes

Des villes les plus lointaines

J'ai rencontré un homme

Au regard si généreux

J'ai rencontré un homme

Avec qui nous avons joué le jeu


Nous avons été artistes

Nous sommes entrés en piste

Nous avons parcouru le monde

Notre vie sur la mappemonde


Et le ciel s'est assombri

Sur cette terre qui a nous uni

C'est la guerre qui a jailli

Comme un torrent noir dans nos vies

Dans mon cœur elle a tout pris

Dans mon corps elle a trahi


J'ai perdu mon pays

J'ai quitté ma patrie

J'ai perdu ma sœur et mes frères

Je n'ai jamais pu les mettre en terre


Mon dieu, j'ai dû taire

Mes racines, cacher sous terre


J'ai traversé en Afrique, des pays que j'ignorais

Dans des camps en bois scié, nous sommes devenus des prisonniers

J'ai vécu des choses très dures

Qui ont forgé profondément mon armure


J'ai perdu tout espoir

Dans mon cœur il faisait noir


Et pourtant tu étais là

Toi mon ancre dans la nuit

Et pourtant tu étais là

Toi l'homme à qui je me suis unie


Dans ces pays inconnus

Au milieu d'autres âmes perdues

Un enfant nous avons conçu

Un éclair est apparu


C'est la vie qui a grandi

Et qui à nouveau m'a nourrie

J'ai renoué avec la foi

Celle qui défie toutes les lois


J'ai cru pouvoir tout recommencer

Et de nouvelles graines à nouveau semer

J'ai cru que le miracle allait se produire

Et ma famille à nouveau se réunir


De longues années je les ai cherchés

Mes frères et ma sœur que l'on a capturés

De longues années j'ai espéré

Un beau jour recevoir un courrier

Une lettre qui m'aurait dit

Que la mort ne vous a pas pris

Une lettre qui m'aurait dit

Que la vie est un pari


Je n'ai jamais eu la réponse

Qui aurait apaisé mon cœur

Comme des milliers de coups de semonce

J'ai dû enterrer mes pleurs


Mon bébé a grandi

Et j'ai recommencé ma vie

J'ai enseigné le ballet

Dans ce pays qui m'a adoptée

J'ai retrouvé le goût

Des pliés qui rendent fou

J'ai retrouvé la grâce

Des déliés qui s'enlacent


Et pourtant dans mon cœur

J'ai dû cacher ma douleur

Et pourtant dans mon âme

J'ai dû faire taire ce vacarme

Cette rage s'est insinuée

Jusqu'à la pointe de mes pieds

Cette haine a mûri

Dans mon corps endolori


Alors que je croyais enfin trouver

Une certaine forme de sérénité

Des coups de feu ont éclaté

Encore une fois j'ai tout quitté


Nous avons tout laissé

Notre maison, nos papiers

Nous avons même laissé

Notre chien bien-aimé


Et nous sommes repartis

Chez toi, dans ton pays

Tu as retrouvé tes sœurs

Et moi, toute ma rancœur


Comment survivre à tout cela

Tout abandonner une nouvelle fois


Je n'avais plus mes élèves

Mes seules colombes dans cette trêve

Je n'avais plus mon métier

Ma seule véritable identité

J'étais à nouveau devenue

Cette femme indigne dont on ne veut plus


Et même la chair de ma chair

Me traitait de sorcière

Cette petite fille dont j'avais rêvée

M'a repris l'amour que je lui portais


J'étais sa grand-mère

Une femme forte et fière

J'étais sa grand-mère

Une femme qui a souffert

J'étais sa grand-mère

Une femme qui espère


J'étais sa grand-mère

Et j'avais le goût amer

De la terre qui nous enterre

De ces chaines qui nous enferrent

Celles du secret le plus complet

Celles m'ont permis de ne pas m'écrouler


Quand tu liras ceci

Tout te semblera si petit

Quand tu liras ceci

Je ne serai plus en vie


Et pourtant dans ton cœur

Un jour tu n'as plus eu peur

Tu as voulu y croire

Et sortir de ton désespoir


Tu as cherché sans relâche

Tu as creusé à la hache

Un tunnel ancestral

Une quête abyssale

Pour savoir qui je suis

Pour mieux connaître ma vie


Et la vie t'a aidée

A enfin me retrouver

Et la vie t'a aidée

A vouloir me libérer

Du regard mal aimé

Que sur moi l'on a porté


Des horreurs qu'on a dites

Sur moi qui me suis maudite

D'avoir survécu

Alors qu'ils sont morts presque nus

D'être restée en vie

Alors que leur âme on a pris


Et pourtant maintenant

J'entrevois le passage

Et le temps d'un instant

Je disperse les nuages


Les tortures les plus dures

Les ordures les plus pures

Sont parties en fumée

Totalement désamorcées


Car à partir d'aujourd'hui

Tout le monde sait qui je suis

Oui à partir de ce jour

Je laisse parler mon amour


Je suis la fille de Miksa

Je suis la sœur de Marta

Je suis ta Oma

Je suis là pour toi


Et dans ces quelques vers

Ma mémoire tu libères

Avec ces quelques mots

Tu apaises mon fardeau


Tu utilises chaque ligne

Comme une fleur sur mon insigne

Ma beauté tu soulignes

Ma valeur tu dessines


Je suis ta grand-mère

La mère de ta mère

Je suis une femme en or

Car mon nom est Kàldor

2 commentaires :

  1. Wouaouh ce poème est d'une extrême puissance; une danse voyagée dans le mouvement de la vie de cette grande dame. En tant que lecteur, je sens que cette femme a tant œuvré et tant donné malgré les horreurs de la vie. Il y a des nouveaux souffles de vie qui s'illuminent lorsque les générations suivantes naissent. La métaphore du lotus qui pousse dans le marécage et malgré les tempêtes. A travers ces mots ancrés, elle est enfin reconnue par sa petite fille et tous les autres. Bravo

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  2. MERCI beaucoup pour ces mots sensibles qui me touchent énormément ! De les lire ici me donne le sentiment que les mots de la "Femme en Or" remplissent une mission et ouvrent de nouvelles voies...

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Merci pour votre commentaire qui enrichit notre voyage au pays du bien-être !